La Graine et le Mulet et La Vie d'Adèle, chapitres 1 et 2.
« Il
faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être
tout à fait artificiel. »
Jean-Jacques Rousseau
« Tout
est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire,
en ce sens qu'il n'est pas un mot pas une conduite qui ne doive
quelque chose à l'être simplement biologique - et qui en même
temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne
de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et
par un génie de l'équivoque qui pourrait servir à définir
l'homme. »
Merleau-Ponty
« Ma
seule religion est les spaghetti. »
Francesca Woodman
UTOPIE CANNIBALE
On
pourrait partir du sous-titre Chapitres 1 et 2 qui, à
l'exemple de la Graine et le Mulet, place le dernier film
de Kechiche sous le signe ambigu de la conjonction qui
sépare autant qu'elle unit. C'est toujours dans cet espace, dans cet
entre-deux où s'actualisent les rencontres que Kechiche opère, dans
cette zone sensible où les êtres se recoordonnent intimement et
socialement. Si l'image semble si vivante, c'est qu'en son sein ça
se coud, ça cherche à se tenir ensemble, ça se tend et ça se
déchire, presque dans un même élan. Dès lors, le film est-il un
manteau d'arlequin qui veut s'adjoindre toute singularité pour
donner à voir l'étoffe même du monde avec ses rimes et ses
contrastes, ses coutures et ses accrocs ? Ou le film kechichien
est-il plutôt un monstrueux blob d'affects qui dévorerait tout sur
son passage, faisant passer chaque situation par la moulinette
des émotions ?
Avant
de pouvoir répondre, il importe selon moi d'insister sur la première
option, trop souvent occultée, avec cette idée qu'un bref examen de
la dimension utopique du cinéma de Kechiche nous permettra
peut-être de mieux appréhender son imposante dimension affective,
attendu qu'il ne s'agit pas d'un simple projet chimérique mais bel
et bien d'une tentative de réalisation concrète, ne serait-elle que
cinématographique.
Or,
comme souvent lorsqu'il s'agit de réaliser un rêve, la question de
son application, des bonheurs comme des vicissitudes qu'elle
engendre, vient à se poser. Kechiche, il le sait, n'échappe pas à
la règle et dès que d'un côté il ajoute une pièce à son manteau
d'arlequin, ça se déchire inexorablement de l'autre ; l'ouvrage
étant soumis à de telles tensions internes qu'il ne peut prendre
forme qu'en se défaisant et n'avoir pour seule vérité que ses
« bords déchiquetés ».
C'est
d'ailleurs presque exactement ce qui arrive au projet de Slimane
dans La
Graine et le Mulet.
Proposer un couscous, c'était pour lui tenter de recoudre ensemble
l'intime et le social. Il ne s'agit pas simplement d'y marier des
ingrédients différents et ainsi de rassembler en son sein les
points du territoire dont ils sont issus (la mer, la terre, ce qui
explique que le repas se situera logiquement "à quai",
autrement dit sur le point de jonction des deux territoires) mais
tenter de faire
à nouveau monde ensemble. C'est
pourquoi il conviera
à
ce banquet
tout
le disparate d'une société divisée :
membres d'une famille désunie, amis et ennemis, professionnels et
amateurs, jeunes, vieux, hommes, femmes, notables et prolétaires...
La commensalité est ainsi investie par Slimane des mêmes propriétés
quasi-magiques que Kechiche attribue au cinéma : réinventer
les corps, sociaux autant qu'individuels, les emboîter autrement,
remodeler devant nos yeux ce qui était séparé par la bêtise, la
convention ou le ressentiment. On voit combien ce désir, plein de
bonnes intentions, pourrait vite devenir monstrueux s'il visait à
nier toute différence structurelle (genres, classes, etc) mais
l'impossibilité même de son accomplissement le préserve d'une
telle dérive et le voue finalement à l'art. On est toujours un peu
chez Kechiche dans le conte moral et à vouloir imposer leur
« communion », Slimane comme Adèle lors de la
garden-party d'Emma s'évertuant à gaver l'aréopage de ses
spaghetti, perdent de vue les règles élémentaires qui président à une bonne réception. Tout banquet réussi suppose une exclusion préalable,
un tiers absent que les convives mangeront symboliquement en
partageant le repas (exemplairement Assurancetourix). Mais ce que
dans leur élan aimeraient fomenter Slimane ou Adèle, c'est un repas
sans absent, un repas total où pour faire corps l'on se mangerait
les uns les autres presque littéralement (ce qu'illustre le
cannibalisme vitaliste de la longue scène d'amour dans La
Vie d'Adèle).
Bien sûr cette pulsion cannibale, solution extrême visant à
recréer le lien social, n'a aucune chance de faire fortune dans
l'état actuel de notre société par trop individualiste et l'on
verra chacun des invités du repas de Slimane en rester égoïstement
à son quant-à-soi, refusant de se faire manger par son alter ego
(les deux épouses, les deux filles, etc). Malgré cet échec, et
c'est sans doute la part la plus fascinante du cinéma de Kechiche,
l'utopie persiste et se mue en représentation, comme si la pulsion
cannibale était reprise en charge par une pulsion scopique et que le
regard chez Kechiche était le prolongement naturel de la bouche.
Quand Rym monte sur scène à la fin de La
Graine et le Mulet
et qu'elle se livre au regard des convives, c'est
bien pour pallier le manque de nourriture et prolonger l’utopie de
Slimane en repoussant par une manœuvre aussi dilatoire que sublime
(la danse du ventre vide)
le moment où la mécanique sociale reprendra ses droits et séparera
à nouveau les corps comme les biens.
On
pourrait dire : le cinéma de Kechiche, c'est du vivant plaqué
sur du mécanique, une inextinguible volonté de redonner vie à la
machine, un peu comme ces mangeurs de verre ou de
ferraille qu'on voit dans les foires qui dévorent les choses dans
l'espoir de les soumettre à la logique du vivant. Il faut voir dans
ce projet, qui pourrait paraître naïf et puéril, l'écho d'un
geste dix-huitièmiste et pré-romantique qui s'inscrit dans le
sillage d'un Rousseau.
« C’est
comme,
pour citer Georges Poulet commentant Rousseau, un
essor, un élan extatique. Et dans ce mouvement si prompt l’on
pourrait voir quelque chose qui préfigure chez l’adolescent les
grandes effusions de l’adulte, si l’on ne se rendait compte que
ce mouvement est moins celui d’une âme planant imaginativement
dans l’espace, que d’une intelligence étroitement liée au corps
et dépendant de lui pour procéder à son expansion. Car celle-ci,
au premier chef, est une expansion sensible. (…) l’envahissement
progressif du monde.
(…) C’est
lier, comme le fait tout le dix-huitième siècle, le progrès de
l’esprit à celui des sens. Pour Rousseau, comme pour Locke ou
Condillac, la sphère de la connaissance intellectuelle ne cesse
jamais de coïncider avec celle de l’expérience sensible1»
Ainsi par exemple Adèle ne lit pas La
Vie de Marianne,
elle la dévore, l'incorpore à la sienne.
Il
s'agit, dans un élan sentimental qui engage le corps, de s'arracher
aux griffes d'une société qui divise, segmente, analyse, ordonne,
culturalise et finalement réprime tout, y compris l'expression de
notre nature profonde. Soit en nous fliquant franchement (les
amies lycéennes d'Adèle), soit par le biais d'une mondanité
hypocrite et ultra policée ; la politesse n'étant plus rien
d'autre alors qu'une arme policière autonome et diffuse visant à
pérenniser les fondements d'une hiérarchie sociale. C'est cette
fameuse "politesse insultante des grands"
diagnostiquée par Diderot et qu'on peut voir plusieurs fois à
l'oeuvre dans les films de Kechiche (quand par exemple Slimane et Rym
rencontrent les notables sétois pour proposer leur projet).
CONTES MORAUX
Cette
« âme naturellement
expansive » qui
caractérise Adèle comme bien d'autres personnages kechichiens est
donc le fruit d'une insistance historique, celle d'un certain esprit
des Lumières qui, pour Kechiche, reste d'actualité. D'où cette
croyance chez lui en la nécessité d'une éducation populaire. Pour
ses héros, une révolution reste à faire. Et si les scènes de manifestations sont si fortes et émouvantes
dans La Vie d'Adèle, c'est que l'héroïne éblouie par sa
rencontre avec Emma établit instinctivement un lien entre la
découverte de sa nature
et la possibilité de changer le monde. En
retrouvant un certain état de nature, il lui semble tout à coup
possible de faire progresser l'état civil. La
pure fraîcheur que dégage les héros kechichiens, cette folle
obstination qu'ils ont à persister dans leur être en dépit des
obstacles que leur réserve le monde, renvoient inévitablement à la
santé pré-révolutionnaire de ces personnages aux cœurs purs, ces
ingénus qui peuplent les romans du XVIIIème.
Comprendre
l'inscription de cet héritage littéraire dans le cinéma de
Kechiche, c'est aussi se mettre en situation de mieux répondre à un
reproche qui lui est fait : la description caricaturale qu'il
ferait des rapports sociaux ; tel pauvre serait trop indigne,
tel bourgeois trop stupide. Ce reproche s'appuie en réalité sur une
idée reçue qui à force de s'imposer a fini par devenir
axiomatique : tout film affichant une mise en scène d'apparence
réaliste devrait obligatoirement illustré un fait
sociologique avéré.
Or,
les films de Kechiche sont avant tout des contes moraux et le
réalisme de leur mise en scène ne vise nullement à attester
d'une réalité sociale mais plutôt à saisir, en dépit de
cette réalité sociale, l'éclosion corporelle d'une vérité
singulière.
L'AMOUR EXISTE
« Je
suis une femme, c'est une vérité » est-il plusieurs fois
répété dès les premières minutes de La Vie d'Adèle.
C'est évidemment le programme du film auquel les deux héroïnes
auront chacune à donner leur propre interprétation :
Versant
Adèle : « Je suis une femme, c'est une vérité que je
m'apprête à éprouver » (Marivaux, Rousseau, Sincérité).
Versant
Emma : « Je suis une femme, c'est une vérité que je
m'apprête à devenir » (Flaubert, Sartre, Liberté).
Et si
la rencontre dans le boudoir de ces deux sensibilités philosophiques
si antinomiques sur le papier (- Tu les aimes tes cours de philo ?
- Oui, c'est très enrichissant, très profond) prend tant de place
dans le film, c'est qu'elle constitue pour ainsi dire une preuve
tangible que des êtres différents peuvent s'entendre comme des
bêtes et qu'en tout état de cause l'amour existe pour
reprendre le beau titre de Pialat. Et si, sur le chapitre charnel,
Kechiche insiste au-delà du raisonnable, c'est peut-être justement
pour montrer qu'il ne délire pas.
D'ailleurs,
à y regarder de près, s'agit-il vraiment d'un cinéma réaliste ?
Cette caméra souvent si proche des visages n'est-elle pas plutôt le
moyen que Kechiche a trouvé pour donner à voir ce que lui-même
voyait lorsque, comédien de théâtre, il était sur scène à côté
de ses partenaires, témoin privilégié de ces saisissants effets de
vérité dont peuvent faire preuve des corps qui jouent. Le salut
viendra d'un regard que l'on croise, de la grâce d'un geste, de la
justesse d'une expression de visage, de l'intonation particulière
donnée à une phrase, d'une façon de mâcher. Pour Kechiche, le
cinéma est surtout un moyen de filmer le théâtre de près, à
hauteur des comédiens que nous sommes. Une façon de guetter à la
surface de l'épiderme, les bouffées de nature qui s'y manifestent,
l'opacité de l'organisme accédant par moments à une sorte d'état
de transparence, semblable à cette clarté à laquelle finissent par
accéder les personnages marivaudiens qui « en
acceptant ce qu'ils sont, et de le dire en parlant simplement,
retrouvent un langage où ils acceptent de s'impliquer eux-mêmes.2»
Voilà
pourquoi Kechiche filme de près comme si « les choses
s'anim(aient) à partir du moment où le regard les touche » et
que « l'univers ne s'étendait pas plus loin que le regard ». Ce
qui fait de lui un magnifique portraitiste en même temps qu'un
maïeuticien implacable qui ne se contente pas de diriger ses acteurs
mais de les ramener à leur nature propre par la puissance supposée
de son regard.
PESANTEUR
Cette
méthode a ses limites, ses vices propres, dont Kechiche orgueilleux,
boudeur et solitaire, semble être tout à fait conscient.
D'abord
parce que l'apparition de cette vérité est forcément épiphanique,
aussi volatile que le geste qui la concrétise, mais surtout parce
qu'elle est exigence à l'endroit de l'autre, invasion sensible qui
sous prétexte de s'étendre au monde extérieur s'immisce dans
l'intimité d'autrui et se l'approprie :
«
Me
voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que
mon cœur adore (...) Que ce mystérieux séjour est charmant !
Tout y flatte et nourrit l'ardeur qui me dévore. O Julie ! Il
est plein de toi, et la flamme de mes désirs s'y répand sur tous
tes vestiges3. »
Ainsi
l'irruption dans l'alcôve du regard du cinéaste lors de la désormais fameuse scène d'amour entre Adèle et Emma, si elle
ramène esthétiquement à certains tableaux de Boucher ou de
Fragonard (l'incarnat des corps remuant sur le dessus de lit bleu
roi), n'en a pas la légèreté mutine parce qu'on la devine chargée
d'une pressante nécessité. Chez Kechiche, on ne se laisse pas aller
à sa nature pour se distraire simplement du monde mais bien pour
incarner une vérité susceptible de le sauver. Cette exigence
folle formulée à l'égard de ses actrices est bien à la hauteur de
l'enjeu démesuré qu'il confère à leur engagement physique :
si elles ne se donnent pas inconditionnellement, c'est tout l'univers
du cinéaste qui s'effondre.
Ainsi
au moment où le projet de banquet de Slimane court tragiquement à
l'échec et divise encore un peu plus une famille qu'il aurait dû
réunir, c'est le corps d'une jeune femme voulant bien s'offrir en
pâture qui tentera de prolonger l'utopie.
C'est
pourquoi chez Kechiche l'avènement de la vérité ne va pas sans une
réelle pesanteur. Elle ne peut véritablement advenir qu'après
coup, une fois la défaite consommée, après le stade de
l'épuisement, dans ce moment où l'insistance revient
mystérieusement à la charge et redouble de force. Ce retour de
l'insistance est d'ailleurs le prétexte des plus belles scènes
(celle des retrouvailles dans le bar dans La Vie d'Adèle),
une façon de ne jamais rien lâcher, d'insister jusqu'à
l'aberration (Slimane tentant obstinément de rattraper une
mobylette) à la manière de L'Eau qui selon
Francis Ponge « est blanche et brillante, informe et
fraîche, passive et obstinée dans son seul vice : la pesanteur ;
disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice :
contournant, transperçant, érodant, filtrant. (...) On pourrait
presque dire que l'eau est folle, à cause de cet hystérique besoin
de n'obéir qu'à sa pesanteur, qui la possède comme une idée
fixe4. »
1 - Les
Métamorphoses du Cercle, Collection Champs Flammarion p .145.
2 - Michel et Jeanne Charpentier, Littératures, textes et
documents XVIIIème siècle, Nathan
p.64.
3 - Julie
ou la Nouvelle Héloïse, Lettre LIV, Première partie, Garnier
Flammarion, p.96.
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