dimanche 20 octobre 2013

NOTES SUR L'INSISTANCE DANS DEUX FILMS D'ABDELLATIF KECHICHE

La Graine et le Mulet et La Vie d'Adèle, chapitres 1 et 2.




« Il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel. » 
Jean-Jacques Rousseau

« Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire, en ce sens qu'il n'est pas un mot pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique - et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et par un génie de l'équivoque qui pourrait servir à définir l'homme. »
 Merleau-Ponty


« Ma seule religion est les spaghetti. » 
Francesca Woodman 


UTOPIE CANNIBALE

On pourrait partir du sous-titre Chapitres 1 et 2 qui, à l'exemple de la Graine et le Mulet, place le dernier film de Kechiche sous le signe ambigu de la conjonction qui sépare autant qu'elle unit. C'est toujours dans cet espace, dans cet entre-deux où s'actualisent les rencontres que Kechiche opère, dans cette zone sensible où les êtres se recoordonnent intimement et socialement. Si l'image semble si vivante, c'est qu'en son sein ça se coud, ça cherche à se tenir ensemble, ça se tend et ça se déchire, presque dans un même élan. Dès lors, le film est-il un manteau d'arlequin qui veut s'adjoindre toute singularité pour donner à voir l'étoffe même du monde avec ses rimes et ses contrastes, ses coutures et ses accrocs ? Ou le film kechichien est-il plutôt un monstrueux blob d'affects qui dévorerait tout sur son passage, faisant passer chaque situation par la moulinette des émotions ?
Avant de pouvoir répondre, il importe selon moi d'insister sur la première option, trop souvent occultée, avec cette idée qu'un bref examen de la dimension utopique du cinéma de Kechiche nous permettra peut-être de mieux appréhender son imposante dimension affective, attendu qu'il ne s'agit pas d'un simple projet chimérique mais bel et bien d'une tentative de réalisation concrète, ne serait-elle que cinématographique.
Or, comme souvent lorsqu'il s'agit de réaliser un rêve, la question de son application, des bonheurs comme des vicissitudes qu'elle engendre, vient à se poser. Kechiche, il le sait, n'échappe pas à la règle et dès que d'un côté il ajoute une pièce à son manteau d'arlequin, ça se déchire inexorablement de l'autre ; l'ouvrage étant soumis à de telles tensions internes qu'il ne peut prendre forme qu'en se défaisant et n'avoir pour seule vérité que ses « bords déchiquetés ».

C'est d'ailleurs presque exactement ce qui arrive au projet de Slimane dans La Graine et le Mulet. Proposer un couscous, c'était pour lui tenter de recoudre ensemble l'intime et le social. Il ne s'agit pas simplement d'y marier des ingrédients différents et ainsi de rassembler en son sein les points du territoire dont ils sont issus (la mer, la terre, ce qui explique que le repas se situera logiquement "à quai", autrement dit sur le point de jonction des deux territoires) mais tenter de faire à nouveau monde ensembleC'est pourquoi il conviera à ce banquet tout le disparate d'une société divisée : membres d'une famille désunie, amis et ennemis, professionnels et amateurs, jeunes, vieux, hommes, femmes, notables et prolétaires... La commensalité est ainsi investie par Slimane des mêmes propriétés quasi-magiques que Kechiche attribue au cinéma  : réinventer les corps, sociaux autant qu'individuels, les emboîter autrement, remodeler devant nos yeux ce qui était séparé par la bêtise, la convention ou le ressentiment. On voit combien ce désir, plein de bonnes intentions, pourrait vite devenir monstrueux s'il visait à nier toute différence structurelle (genres, classes, etc) mais l'impossibilité même de son accomplissement le préserve d'une telle dérive et le voue finalement à l'art. On est toujours un peu chez Kechiche dans le conte moral et à vouloir imposer leur « communion », Slimane comme Adèle lors de la garden-party d'Emma s'évertuant à gaver l'aréopage de ses spaghetti, perdent de vue les règles élémentaires qui président à une bonne réception. Tout banquet réussi suppose une exclusion préalable, un tiers absent que les convives mangeront symboliquement en partageant le repas (exemplairement Assurancetourix). Mais ce que dans leur élan aimeraient fomenter Slimane ou Adèle, c'est un repas sans absent, un repas total où pour faire corps l'on se mangerait les uns les autres presque littéralement (ce qu'illustre le cannibalisme vitaliste de la longue scène d'amour dans La Vie d'Adèle). Bien sûr cette pulsion cannibale, solution extrême visant à recréer le lien social, n'a aucune chance de faire fortune dans l'état actuel de notre société par trop individualiste et l'on verra chacun des invités du repas de Slimane en rester égoïstement à son quant-à-soi, refusant de se faire manger par son alter ego (les deux épouses, les deux filles, etc). Malgré cet échec, et c'est sans doute la part la plus fascinante du cinéma de Kechiche, l'utopie persiste et se mue en représentation, comme si la pulsion cannibale était reprise en charge par une pulsion scopique et que le regard chez Kechiche était le prolongement naturel de la bouche. Quand Rym monte sur scène à la fin de La Graine et le Mulet et qu'elle se livre au regard des convives, c'est bien pour pallier le manque de nourriture et prolonger l’utopie de Slimane en repoussant par une manœuvre aussi dilatoire que sublime (la danse du ventre vide) le moment où la mécanique sociale reprendra ses droits et séparera à nouveau les corps comme les biens.

On pourrait dire : le cinéma de Kechiche, c'est du vivant plaqué sur du mécanique, une inextinguible volonté de redonner vie à la machine, un peu comme ces mangeurs de verre ou de ferraille qu'on voit dans les foires qui dévorent les choses dans l'espoir de les soumettre à la logique du vivant. Il faut voir dans ce projet, qui pourrait paraître naïf et puéril, l'écho d'un geste dix-huitièmiste et pré-romantique qui s'inscrit dans le sillage d'un Rousseau.
« C’est comme, pour citer Georges Poulet commentant Rousseau, un essor, un élan extatique. Et dans ce mouvement si prompt l’on pourrait voir quelque chose qui préfigure chez l’adolescent les grandes effusions de l’adulte, si l’on ne se rendait compte que ce mouvement est moins celui d’une âme planant imaginativement dans l’espace, que d’une intelligence étroitement liée au corps et dépendant de lui pour procéder à son expansion. Car celle-ci, au premier chef, est une expansion sensible. (…) l’envahissement progressif du monde. (…) C’est lier, comme le fait tout le dix-huitième siècle, le progrès de l’esprit à celui des sens. Pour Rousseau, comme pour Locke ou Condillac, la sphère de la connaissance intellectuelle ne cesse jamais de coïncider avec celle de l’expérience sensible1» Ainsi par exemple Adèle ne lit pas La Vie de Marianne, elle la dévore, l'incorpore à la sienne.

Il s'agit, dans un élan sentimental qui engage le corps, de s'arracher aux griffes d'une société qui divise, segmente, analyse, ordonne, culturalise et finalement réprime tout, y compris l'expression de notre nature profonde. Soit en nous fliquant franchement (les amies lycéennes d'Adèle), soit par le biais d'une mondanité hypocrite et ultra policée ; la politesse n'étant plus rien d'autre alors qu'une arme policière autonome et diffuse visant à pérenniser les fondements d'une hiérarchie sociale. C'est cette fameuse "politesse insultante des grands" diagnostiquée par Diderot et qu'on peut voir plusieurs fois à l'oeuvre dans les films de Kechiche (quand par exemple Slimane et Rym rencontrent les notables sétois pour proposer leur projet).

CONTES MORAUX

Cette « âme naturellement expansive » qui caractérise Adèle comme bien d'autres personnages kechichiens est donc le fruit d'une insistance historique, celle d'un certain esprit des Lumières qui, pour Kechiche, reste d'actualité. D'où cette croyance chez lui en la nécessité d'une éducation populaire. Pour ses héros, une révolution reste à faire. Et si les scènes de manifestations sont si fortes et émouvantes dans La Vie d'Adèle, c'est que l'héroïne éblouie par sa rencontre avec Emma établit instinctivement un lien entre la découverte de sa nature et la possibilité de changer le monde. En retrouvant un certain état de nature, il lui semble tout à coup possible de faire progresser l'état civil. La pure fraîcheur que dégage les héros kechichiens, cette folle obstination qu'ils ont à persister dans leur être en dépit des obstacles que leur réserve le monde, renvoient inévitablement à la santé pré-révolutionnaire de ces personnages aux cœurs purs, ces ingénus qui peuplent les romans du XVIIIème.
Comprendre l'inscription de cet héritage littéraire dans le cinéma de Kechiche, c'est aussi se mettre en situation de mieux répondre à un reproche qui lui est fait : la description caricaturale qu'il ferait des rapports sociaux ; tel pauvre serait trop indigne, tel bourgeois trop stupide. Ce reproche s'appuie en réalité sur une idée reçue qui à force de s'imposer a fini par devenir axiomatique : tout film affichant une mise en scène d'apparence réaliste devrait obligatoirement illustré un fait sociologique avéré.
Or, les films de Kechiche sont avant tout des contes moraux et le réalisme de leur mise en scène ne vise nullement à attester d'une réalité sociale mais plutôt à saisir, en dépit de cette réalité sociale, l'éclosion corporelle d'une vérité singulière.

L'AMOUR EXISTE

« Je suis une femme, c'est une vérité » est-il plusieurs fois répété dès les premières minutes de La Vie d'Adèle. C'est évidemment le programme du film auquel les deux héroïnes auront chacune à donner leur propre interprétation :
Versant Adèle : « Je suis une femme, c'est une vérité que je m'apprête à éprouver » (Marivaux, Rousseau, Sincérité).
Versant Emma : « Je suis une femme, c'est une vérité que je m'apprête à devenir » (Flaubert, Sartre, Liberté).
Et si la rencontre dans le boudoir de ces deux sensibilités philosophiques si antinomiques sur le papier (- Tu les aimes tes cours de philo ?  - Oui, c'est très enrichissant, très profond) prend tant de place dans le film, c'est qu'elle constitue pour ainsi dire une preuve tangible que des êtres différents peuvent s'entendre comme des bêtes et qu'en tout état de cause l'amour existe pour reprendre le beau titre de Pialat. Et si, sur le chapitre charnel, Kechiche insiste au-delà du raisonnable, c'est peut-être justement pour montrer qu'il ne délire pas.

D'ailleurs, à y regarder de près, s'agit-il vraiment d'un cinéma réaliste ? Cette caméra souvent si proche des visages n'est-elle pas plutôt le moyen que Kechiche a trouvé pour donner à voir ce que lui-même voyait lorsque, comédien de théâtre, il était sur scène à côté de ses partenaires, témoin privilégié de ces saisissants effets de vérité dont peuvent faire preuve des corps qui jouent. Le salut viendra d'un regard que l'on croise, de la grâce d'un geste, de la justesse d'une expression de visage, de l'intonation particulière donnée à une phrase, d'une façon de mâcher. Pour Kechiche, le cinéma est surtout un moyen de filmer le théâtre de près, à hauteur des comédiens que nous sommes. Une façon de guetter à la surface de l'épiderme, les bouffées de nature qui s'y manifestent, l'opacité de l'organisme accédant par moments à une sorte d'état de transparence, semblable à cette clarté à laquelle finissent par accéder les personnages marivaudiens qui « en acceptant ce qu'ils sont, et de le dire en parlant simplement, retrouvent un langage où ils acceptent de s'impliquer eux-mêmes.2»
Voilà pourquoi Kechiche filme de près comme si « les choses s'anim(aient) à partir du moment où le regard les touche » et que « l'univers ne s'étendait pas plus loin que le regard ». Ce qui fait de lui un magnifique portraitiste en même temps qu'un maïeuticien implacable qui ne se contente pas de diriger ses acteurs mais de les ramener à leur nature propre par la puissance supposée de son regard.

PESANTEUR

Cette méthode a ses limites, ses vices propres, dont Kechiche orgueilleux, boudeur et solitaire, semble être tout à fait conscient.
D'abord parce que l'apparition de cette vérité est forcément épiphanique, aussi volatile que le geste qui la concrétise, mais surtout parce qu'elle est exigence à l'endroit de l'autre, invasion sensible qui sous prétexte de s'étendre au monde extérieur s'immisce dans l'intimité d'autrui et se l'approprie :
«  Me voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon cœur adore (...) Que ce mystérieux séjour est charmant ! Tout y flatte et nourrit l'ardeur qui me dévore. O Julie ! Il est plein de toi, et la flamme de mes désirs s'y répand sur tous tes vestiges3»

Ainsi l'irruption dans l'alcôve du regard du cinéaste lors de la désormais fameuse scène d'amour entre Adèle et Emma, si elle ramène esthétiquement à certains tableaux de Boucher ou de Fragonard (l'incarnat des corps remuant sur le dessus de lit bleu roi), n'en a pas la légèreté mutine parce qu'on la devine chargée d'une pressante nécessité. Chez Kechiche, on ne se laisse pas aller à sa nature pour se distraire simplement du monde mais bien pour incarner une vérité susceptible de le sauver. Cette exigence folle formulée à l'égard de ses actrices est bien à la hauteur de l'enjeu démesuré qu'il confère à leur engagement physique : si elles ne se donnent pas inconditionnellement, c'est tout l'univers du cinéaste qui s'effondre.

Ainsi au moment où le projet de banquet de Slimane court tragiquement à l'échec et divise encore un peu plus une famille qu'il aurait dû réunir, c'est le corps d'une jeune femme voulant bien s'offrir en pâture qui tentera de prolonger l'utopie.

C'est pourquoi chez Kechiche l'avènement de la vérité ne va pas sans une réelle pesanteur. Elle ne peut véritablement advenir qu'après coup, une fois la défaite consommée, après le stade de l'épuisement, dans ce moment où l'insistance revient mystérieusement à la charge et redouble de force. Ce retour de l'insistance est d'ailleurs le prétexte des plus belles scènes (celle des retrouvailles dans le bar dans La Vie d'Adèle), une façon de ne jamais rien lâcher, d'insister jusqu'à l'aberration (Slimane tentant obstinément de rattraper une mobylette) à la manière de L'Eau qui selon Francis Ponge « est blanche et brillante, informe et fraîche, passive et obstinée dans son seul vice : la pesanteur ; disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice : contournant, transperçant, érodant, filtrant. (...) On pourrait presque dire que l'eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n'obéir qu'à sa pesanteur, qui la possède comme une idée fixe4. »




1 - Les Métamorphoses du Cercle, Collection Champs Flammarion p .145.
2 - Michel et Jeanne Charpentier, Littératures, textes et documents XVIIIème siècle, Nathan p.64.
3 - Julie ou la Nouvelle Héloïse, Lettre LIV, Première partie, Garnier Flammarion, p.96.
4 - Le parti pris des choses, De l'eau, Poésie Gallimard, p.61.





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