dimanche 27 octobre 2013

LES MÉTAMORPHOSES DE LA GRENOUILLE

GRAVITY d'Alfonso Cuarón



1 - Quand l'année dernière Félix Baumgartner faisait la une des journaux pour avoir effectué le saut le plus haut de l'histoire de l'humanité (38 969,3 mètres), je me souviens qu'un philosophe interrogé à ce sujet sur France Culture avait justement remarqué combien, en quelques années, l'horizon d'attente de la conquête spatiale s'était modifié. Il ne s'agit plus aujourd'hui, comme ça l'était de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'aux années 90 disons, de conquérir l'espace pour y chercher de nouvelles frontières mais, et c'est un projet paradoxal d'un point de vue technique, d'apprendre à reposer les pieds sur terre. Comme si, dans ce laps de temps, la technologie nous ayant tellement éloignés du monde et des lois élémentaires qui régissent nos conditions d'existence, nous vivions désormais comme des bulles soumises au gré des aléas sans plus savoir nous tenir debout et marcher, condamnés à voir nos vies du point de vue de Sirius, sans aucune prise sur elles. 
Gravity part de là. L'horizon des protagonistes n'est plus l'espace -on y est d'emblée- mais la Terre elle-même. C'est le sens de ce plan où, dans les premières minutes du film, la caméra suit le regard contemplatif de Matt Kowalsky (George Clooney) pour nous montrer la Terre comme si c'était un ciel à part entière, envahissant tout l'écran, unique horizon d'attente du film et lieu à reconquérir.

2 – Comment vit-on là-haut ? Tout y semble plus facile et tout y est pourtant plus fastidieux. Le bain amniotique des apparences (apesanteur, silence, immensité) nous englobe et nous fait perdre de vue l'hostilité de l'environnement (pas d'oxygène, températures extrêmes, grande vitesse de déplacement). L'état d'apesanteur euphorise les hommes (ce diplômé d'Harvard qui se met à danser comme un ado), les étourdit (Ryan, interprétée par Sandra Bullock, s'abrutit à réparer un émetteur. Ne voulant pas lâcher son travail en cours et refusant d'écouter sa fatigue corporelle, elle manque d'égarer ses fuyants outils).
D'un côté, ils ont sur le monde cette hauteur de vue grisante qu'on attribue traditionnellement aux dieux et de l'autre ce ne sont que des larves, des êtres fragiles et empotés fondamentalement séparés de leurs potentialités. Caparaçonnés dans leurs blanches combinaisons, leur protection les amoindrit. Leurs déplacements sont certes plus légers mais plus patauds. Sourds au bruit du monde qui les entoure, il leur est très difficile d'estimer les distances ou d'évaluer la violence des chocs. On pourrait dire que l'absence de gravité (pesanteur) les empêche de bien apprécier la gravité (danger) de la situation. De plus, une certaine confusion temporelle les habite. Dans le monde éthéré dans lequel ils évoluent, tout est en instance d'évaporation, y compris eux-mêmes. Et pour lutter contre cette force de dispersion perpétuelle, les astronautes doivent perdre un peu plus encore d'autonomie en se soumettant inconditionnellement à la technique. Il faut s'attacher par des sangles, rester groupés, évoluer comme des abeilles inter-dépendantes (avec George Clooney en bourdon rieur – sa liberté de mouvement se réduisant au record de durée d'une balade) au sein d'une organisation réticulaire qui sécurise en même temps qu'elle déresponsabilise. Ce réseau est doublé par celui des télé-communications radio où la voix rassurante, paternaliste et ubiquiste de Houston résonne et recueille, supervise, analyse, redistribue les informations. Bref, derrière l'euphorie et la splendeur du panorama, une aliénation presque totale. La Nature, de loin bien sûr ils en apprécient la grandiose beauté mais, comme pourrait le faire des spectateurs de cinéma modernes, à travers l'écran de leur casque et n'entendant que des voix artificiellement retransmises dans des haut-parleurs. En réalité, leur corps et leurs sens sont tellement déréalisés dans l'illusoire carapace que leur offre la technologie, qu'ils sont en passe d'oublier ce que c'est que la Terre, ce n'est déjà presque plus qu'un souvenir dont on peut encore parler, une sorte d'idée vague, une private joke qu'on partage mais dont on ne connait plus la chuteNous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l'endroit dans la forêt mais nous savons encore raconter l'histoire. » dans Hélas pour moi de Jean-Luc Godard).

3- L'habile idée de Gravity, c'est d'externaliser la fin du monde, de déplacer la catastrophe dans l'espace afin que le problème qu'on fuyait (la vie terrestre et ses inconvénients) sur le mode d'anywhere about of the world finisse par devenir sa propre solution (ce qu'on finit par vouloir, c'est retrouver la vie terrestre). Car que diable, Matt Kowalsky et Ryan Stone, allaient-ils faire dans cette galère ? Ils fuyaient la réalité de la vie humaine, ses contingences absurdes (une enfant tombe, elle est morte, alors qu'elle aurait tout aussi bien pu se relever), ses injustices, ses trahisons (les femmes de Kowalsky le quittent). De leur point de vue, il n'y a d'une certaine façon plus rien sur Terre. C'est vide. Ce qu'on croit au détour d'un plan être l'éclairage artificiel des villes vues de l'espace n'est peut-être en définitive qu'un gigantesque incendie qui embrase le monde. Ils sont les derniers hommes et ils ont quittés la Terre comme on prend sa voiture pour avancer sans penser à rien, retrouver une pureté d'être, un état d'inconscience (ébriété divine) et de sécurité (protocole scientifique). Matt et Ryan ont pour ainsi dire atteint le stade terminal de l'ultra moderne solitude (ivresse, technique et bavardages), il sont des sortes d'Adam et Eve post-modernes qui, en prenant un peu de hauteur, pensent être libérés du poids du monde et avoir atteint le Paradis. Ils n'y sont en réalité, on l'a déjà dit, que des avortons à l'état quasi-fœtal, empêchés par leur cordon ombilical. Jusqu'à ce que la catastrophe survienne et les libère ou plutôt les oblige. Douche froide qui remet leurs corps en alerte, les prive du pilotage automatique existentiel dans lequel ils s'étaient installés et les contraint à user à nouveau de leurs sens et de leurs instincts. Les liens cèdent, la radio s'arrête, le temps cyclique revient dramatiquement se rappeler à eux (toutes les 90 minutes -la durée moyenne d'un film- une pluie de débris s'abat sur eux comme une aiguille d'horloge).
A partir de ce moment, Ryan (puisque le film se focalise plus spécifiquement sur elle) a le choix : s'évanouir dans l'immensité lestée par le poids de son deuil ou se réinventer un nouveau centre de gravité (Ryan Stone – ce qui signifie pierre en anglais comme chacun sait- doit choisir de quel côté elle va retomber). Après maintes tergiversations et résignations, et bien sûr avec l'aide déterminante et persistante de Matt Kowalski (on reviendra plus tard à ce personnage rémanent qui a une classe folle) Ryan finira par choisir le retour quasi-nietzchéen à l'existence. Il lui faudra dès lors remonter comme un saumon le cours du fleuve, de station orbitale en station orbitale, pour retrouver la source qu'elle fuyait d'abord.

4- Il y a, après la première pluie de débris, cette image mémorable de la tête du collègue astronaute (celui d'Harvard), perforée et pétrifiée par le retour ultra-violent du réel. On voit alors littéralement au milieu de son visage un lac de néant, comme si l'arbitraire s'était imposé par la force au sein d'un corps hermétique qui préservait jalousement son intégrité. Par la violence de cette image, où l'homme est ravalé au rang de poupée de porcelaine, Ryan comprend tout à coup, qu'en dépit des apparences, dans l'espace comme ailleurs on n'échappe pas à la contingence. Pire encore, c'est ici qu'elle se manifeste avec la plus grande virulence dans la mesure où nos sens y sont aliénés. Le spectateur comprend alors, c'est là la dimension théorique du film de Cuarón qui est aussi une réflexion sur les moyens modernes dont dispose le cinéma, que l'espace amniotique dans lequel évolue les astronautes, est l'avers du monde de l'image numérique dans lequel évolue les acteurs. Tout comme les personnages sont plongés dans l'espace infini, les acteurs baignent dans un gigantesque fond vert, où l'on redessine l'univers à coups de milliards de pixel. Le monde s'est éloigné dans sa propre représentation. Les acteurs y miment tant bien que mal la vie, sans aucun repère stable ou naturel, entourés d'une technologie qui les prend en charge. Pour le spectateur, d'un côté tout y semble bénin parce que rien n'y est vrai, et de l'autre tout y devient possible et terrifiant parce que les effets spéciaux n'ont quasiment plus de limites en matière de représentation. L'imagination la plus débridée pourrait s'y étaler à l'infini comme de la confiture (c'est ce que font les mauvais réalisateurs de science-fiction contemporaine : nous engluer dans la course à l'échalote du « tout est possible » imaginaire). L'idée toute simple de Cuarón, cinéaste talentueux et déjà remarqué (Le Fils de l'Homme), c'est d'utiliser lui-même tous les moyens offerts par la technologie numérique mais pour en inverser l'usage. Le but n'est plus d'accentuer la dispersion du spectateur en le désorientant (c'est tout le début du film) mais de réinvestir progressivement le regard humain d'une certaine pesanteur, le reconcentrer, lui reconférer sa gravité (profondeur) originelle et lui offrir une certaine tenue (cf. Daney : un cinéaste, c'est quelqu'un qui donne une place au regard du spectateur, qui ne le laisse pas aller n'importe où). Ainsi la mise en scène s'aligne sur le projet de Ryan, retrouver la terre ferme, traverser le centrifugeur des images numériques et ses potentialités infinies pour retrouver au final la prise de vue réelle. Toute bête.


5 - Jamais la 3D n'a peut-être été si intelligemment utilisée. L'usage qu'en fait Cuarón épouse le cheminement du film. Elle n'est pas un plus ajouté à l'expressivité des images mais une dimension indispensable à leur pertinence. Comment aurait-on pu prévoir que le meilleur moyen d'utiliser la 3D était de lutter contre elle ? Qu'elle ne serait jamais aussi belle et efficace qu'en la faisant progressivement se dissoudre dans l'atmosphère, en lui imposant petit à petit un point d'équilibre (la Terre)? Cette technique de judoka utilisée par Cuarón face au monstre technologique porte ses fruits. Il y a bien des saillances, quand par exemple les débris viennent face caméra droit dans le regard du spectateur, mais elles ne le dissipent jamais, car l'image du visage perforé de l'astronaute nous est restée en mémoire et nous rappelle la gravité de la situation. Notre regard est bien troué, cloué par l'intensité de l'événement, mais tout l'objet de la deuxième partie du film sera justement de reconstruire ce regard perdu, de restaurer notre point de vue.
Quand j'ai vu le film mercredi, jour de sa sortie nationale, dans une salle pleine à ras-bord, j'ai été étonné de trouver cette qualité d'attention dans la salle durant la projection. Chacun était requis par un silence inhabituel dans les multiplexes, les souffles semblaient coupés. Le cinéma rivalisait bien avec le réel mais à la loyale. Nous étions peut-être des astronautes confinés dans une navette, prisonniers d'un spectacle total mais l'objet de ce spectacle était de nous affranchir de sa puissance de sidération, pour que nous sortions de la salle debout, sur nos deux pieds, et non pas assommés.

6 – Il y a, il faut l'aborder, une dimension mystique dans Gravity qui court tout le long du film et culmine au moment où Ryan bloquée dans le soyouz se laisse glisser vers la mort dans l’espoir d’y rejoindre sa fille. L’odyssée spatiale de Ryan est aussi pour elle l’expérience du tombeau (dans gravity en anglais on entend le mot grave, la tombe). Sa libération passe par un séjour aux enfers desquels il lui faudra s'extirper. C'est une épreuve initiatique classique que l'on retrouve dans tous les grands récits mythologiques humains. Mais ici particulièrement d'où Ryan tire-t-elle la force de s'en sortir ? Qu'est-ce qui la fait renaître ? Disons que pour saisir la dynamique de son sursaut, il faut peut-être scolairement décomposer son cheminement en trois étapes majeures, chacune cycliquement ponctuée par le retour du nuage de débris.
La première est le bout de chemin qu'elle fait avec Matt. C'est le moment de l'apprentissage. Avec ce professionnalisme cool qui le caractérise, Matt réapprend à Ryan à se localiser dans l'espace (où est le soleil ?), dans le temps (les fameuses 90 minutes) mais aussi dans son histoire personnelle de manière à ce que l'arbitraire dément qui s'abat sur elle reprenne un peu sens à ses yeux. Cette conversation semi-dragueuse mais toujours courtoise et drôle, c'est surtout une façon pour lui de la faire parler, elle, de son passé et de donner une chance à l'avenir (pourquoi pas une aventure entre eux après tout, s'ils s'en sortent ?), pour que ce présent catastrophique ne soit pas envisagé comme une éternité insurmontable mais juste comme un mauvais moment à passer. C'est une sorte de formation accélérée donnée dans l'urgence par le plus doué des professeurs de charme. Et la réinscription dans le temps et dans l'espace du corps de Ryan sous les effets de la séduction de Matt Kowalski est le prétexte de quelques unes des scènes les plus drôles du film, George Clooney étant vraiment plus que parfait dans le rôle.
La deuxième étape sera celle de la perte et de la solitude totale. Kowalski en se détachant, rappelle à Ryan la loi qui régit tout film d'aventure  : pour avancer, il faut lâcher certaines choses afin de pouvoir en agripper d'autres. En l'occurrence et dans les circonstances que l'on connaît quand on a vu le film, ce n'est pas à proprement parler un sacrifice que fait Kowalski ; il voit simplement dans le fait de se décrocher la meilleure façon de continuer à être aux côtés de Ryan. Et ça marche ! Car dès lors, seule dans l'immensité, privée de toute communication radio, Ryan devra non seulement mettre en pratique ce qu'elle vient d'apprendre mais aussi inventer une nouvelle façon de communiquer. «Houston, si vous m'entendez... », ces phrases en forme de bouteilles à la mer ne suffisent pas. Il faut pour se libérer de leur silence éternel apprendre à écouter les morts. Le bavardage humain ou sa lettre (les manuels en chinois qu'elle ne sait pas lire) ne peuvent rien pour Ryan si ce n'est l'enfoncer un peu plus. Ce pourrait être alors une prière traditionnelle, on voit l'image d'un Christ orthodoxe puis d'un Bouddha dans la navette spatiale chinoise. Mais la caméra glisse sur ces figures messianiques et dans le feu de l'action, elles apparaissent plus comme des égaux de Ryan (en passe elle aussi de traverser la mort) que comme des figures divines à qui s'en remettre. Non, ce qui viendra sauver Ryan, c'est plutôt et presque ironiquement le cinéma hollywoodien lui-même : une certaine idée du comique moral incarnée par la figure du fantôme (The Ghost and Mrs Muir). Comme dans un rêve, il entrera sans la moindre gêne par le hublot du tombeau qu'on s'est assigné, sortira une bouteille de vodka qui était cachée dans un coin et nous dira clairement en quelques lignes bien senties ce que nous ne savons pas que nous savons. A savoir : « C'est vrai qu'on veut rester là parce qu'on est bien ici assis dans nos sièges mais l'idée, c'est de s'en sortir. »
Pourquoi ? Parce que.
A l'arbitraire de la catastrophe, il n'y a au bout du compte qu'une seule réponse possible : l'arbitraire de la joie. La pure joie de renaître à soi-même sans raison valable.
A partir de là, armée de cette raison de vivre aussi absurde et impérieuse que la catastrophe elle-même, Ryan filera plus droit. Elle peut à bord de sa capsule cesser de tergiverser et aborder l'atmosphère entourée d'autres débris, telle une décharge spermatique se ruant vers l'ovule terrestre.
Le brutal franchissement du point de bascule gravitationnel, la trop rapide inversion des forces d'attraction, la fait d'abord passer d'un liquide amniotique à un autre. Là-bas c'était l'apesanteur qui l'engloutissait ici c'est la pesanteur, on est juste de l'autre côté du miroir. Mais plus très loin cependant de l'objectif final de Ryan et de la mise en scène de Cuarón qui, telle la grenouille, auront su passer du stade aquatique au stade terrestre, en passant par le rampement, pour finalement  : se tenir debout et marcher.







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire